Au Sénégal, des femmes réinventent les méthodes de riziculture afin de faire face au changement climatique et d'assurer la sécurité alimentaire. Devenues dirigeantes d'entreprises et militantes, elles se réinventent elles-mêmes aussi.
Article : Alison Buckholtz, Hawa Seydou Diop et Moussoukoro Diop. Vidéos : Birom Seck. Photographies : Sidy Talla.
Aminata Niang, restauratrice sénégalaise, plonge sa longue louche dans une jatte de bouillon et en verse sur une assiette emplie de thiéboudiène, le plat national composé de poisson et de légumes épicés servis sur du riz cuit à la vapeur. Levant les yeux vers ses clients, elle leur fait signe de se mettre à table.
Quand elle était petite, elle préparait déjà ce plat dans la cuisine de sa mère. Mais son thiéboudiène a aujourd'hui quelque chose de différent : elle l’a confectionné avec du riz cultivé près de chez elle, à Saint-Louis, et non comme d'habitude avec du riz importé. « Le riz local, au grain court et commercialisé à l'état de brisures, est de plus en plus apprécié et demandé dans tout le Sénégal », explique-t-elle.
Ce n’est pas seulement une question de goût : la fierté nationale joue aussi un rôle dans le choix d'Aminata. En effet, le riz local est un ingrédient de base dans la recette de l’autosuffisance du Sénégal.
« Les Sénégalais veulent consommer des denrées cultivées chez nous, au lieu de dépendre d’autres pays pour se nourrir », affirme Korka Diaw, qui exploite 150 hectares de rizière dans la vallée du fleuve Sénégal, à 320 kilomètres au nord de Dakar. Le fait est que le Sénégal importe plus de la moitié de son riz. « Mais c’est important pour beaucoup d’autres raisons également », ajoute-t-elle.
Son opinion est largement partagée. Selon la Banque mondiale et la Société financière internationale (IFC), qui soutiennent depuis des décennies les stratégies nationales et régionales visant à renforcer la production agricole, le riz local est une composante essentielle de la sécurité alimentaire au Sénégal, de même que dans le reste de l'Afrique subsaharienne. Le changement climatique, auquel s'ajoutent les effets persistants de la pandémie et les répercussions de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, engendre une vulnérabilité aiguë à la volatilité des prix et aux pénuries d'envergure mondiale, comme il ressort d'une étude de la Banque mondiale.
Mais augmenter la production locale pour répondre à la demande n’est pas chose facile. En raison de la hausse des températures et de l'irrégularité des précipitations, imputables au changement climatique, il faut désormais utiliser des semences de variétés résistantes à la chaleur, des calendriers de semailles flexibles, des pratiques agricoles adaptables et même de nouvelles machines, témoigne Korka Diaw.
De nombreux autres pays d'Afrique rencontrent les mêmes difficultés que le Sénégal. Cependant, face à la crise rizicole, le pays se distingue par le rôle des femmes et par leur implication dans un programme national qui vise à atteindre l’autosuffisance en riz d'ici à 2030. « Le riz est un secteur prioritaire pour le Sénégal », souligne Waly Diouf, coordonnateur du programme. « Les femmes jouent un rôle clé dans le secteur rizicole, tant au niveau de la production que de la transformation. [...] Nous voulons les aider à être aussi efficaces que possible. »
Afin de répondre aux besoins du pays, il faut, considère Korka Diaw, que les rizicultrices d’aujourd’hui aient accès à des financements, à des formations et à des ressources professionnelles. « Nos ancêtres et nos parents cultivaient la terre pour subsister », dit-elle. « Aujourd’hui, nous tirons des revenus de l’agriculture et nous faisons partie intégrante de l’industrie agroalimentaire. Nous nourrissons la population, fournissons de l'éducation et de l'emploi, construisons des sites de transformation et formons la prochaine génération d'agricultrices, tout cela dans un contexte d’incertitude climatique. C’est une énorme responsabilité, et tout le monde a un rôle à jouer. »
Un appétit de financement
Selon Sérgio Pimenta, vice-président régional d’IFC pour l’Afrique, il est indispensable, afin de renforcer la sécurité alimentaire du pays, de donner aux rizicultrices les moyens d’accéder au financement et à la formation. « L’agriculture est le principal moteur de la croissance économique du Sénégal. IFC est déterminée à soutenir les chaînes de valeur de l’agriculture en général et du riz en particulier dans le pays. »
Une grande partie du riz local provient de la vallée du fleuve Sénégal, où deux cousines, Ndobou Sene Fall et Aby Diop, en produisent (à côté d’autres cultures) sur 10 hectares de terre rouge orangée, dans le village de Mboundoum-Barrage. Comme dans les autres régions rizicoles du Sénégal, on cultive ici le riz par rangées de terre soigneusement irriguées et non dans des rizières submergées d'eau.
« Pour moi, il est important de vendre du riz au Sénégal, et la demande augmente. Mais aujourd’hui, à cause du changement climatique, nous avons du mal à y répondre », explique Ndobou Sene Fall.
Dans leur enfance, les deux cousines travaillaient déjà cette terre pour subvenir aux besoins des nombreux membres de la famille étendue. Devenues adultes, elles ont commencé à vendre leur production sur de grands marchés et ont embauché des ouvriers pour les aider. Le plus grand changement, rappelle Ndobou Sene Fall, est d'ordre climatique.
« À cause du changement climatique, l’agriculture est beaucoup plus difficile qu’avant. Nous ne pouvons plus semer et récolter comme par le passé. Les saisons sont détraquées. Nous devons suivre un autre calendrier, sans quoi les semis n'arriveraient pas à maturité. » Parce que désormais, les pluies arrivent de manière prématurée et sont plus abondantes, les femmes ajustent continuellement le cours de leur activité : au lieu de planter en mars, elles doivent le faire 10 à 20 jours plus tôt, en estimant au jugé le moment le plus approprié. Encore faut-il que l'arrivée inattendue de la saison des pluies ne détruise pas tout. Le Programme alimentaire mondial indique que les précipitations sont le facteur climatique le plus déterminant pour la production alimentaire.
Selon Ndobou Sene Fall, l’adaptation à ces changements augmente fortement la charge de travail. « Pour moi, il est important de vendre du riz au Sénégal, et la demande augmente. Mais aujourd’hui, à cause du changement climatique, nous avons du mal à y répondre. Toutes les adaptations à cette évolution coûtent cher. Le financement est notre principal obstacle. »
Promouvoir l’égalité des sexes
Grâce à un financement du Groupe Baobab, client d’IFC qui fournit des services financiers dans toute l’Afrique de l’Ouest, la famille de Ndobou Sene Fall a pu adapter ses méthodes agricoles au changement climatique. Ces dernières années, l'agricultrice a bénéficié de cinq prêts d’un montant allant de 400 000 francs CFA (environ 667 dollars) à 6 millions de francs CFA (environ 10 000 dollars). Sa cousine, qui cultive deux hectares contigus aux siens, a également reçu des prêts de Baobab.
Ces emprunts leur ont permis de contourner les problèmes causés par la chaleur et par l’imprévisibilité des précipitations, en faisant face aux invasions de ravageurs et en achetant des semences qui résistent aux canicules. Les sélectionneurs de riz créent de nouvelles variétés résistantes aux variations climatiques, explique Ndobou Sene Fall. Quand de petites exploitations familiales comme la mienne peuvent accéder à ces semences, c'est au bénéfice de tous.
Les financements d’IFC en faveur de Baobab proviennent de sa plateforme Base de la pyramide (BOP), qui aide les prestataires de services financiers à procurer des fonds essentiels aux petites entreprises informelles ainsi qu’aux ménages à faible revenu. La plateforme s'appuie sur des garanties communes au premier risque et par des financements en monnaie nationale provenant du Guichet de promotion du secteur privé de l’Association internationale de développement (IDA).
Récemment lancé, le projet de développement et de résilience de la vallée du fleuve Sénégal, qui est une initiative conjointe de la Banque mondiale et d'IFC au Sénégal et en Mauritanie (pays situé sur l'autre rive du fleuve), devrait également offrir des possibilités de développement du secteur privé. La contribution de 195 millions de dollars de la Banque mondiale aidera à relever les nombreux défis climatiques qui touchent les populations de part et d'autre de la vallée et entravent le développement socio-économique de la région.
Le Groupe Baobab s’est fixé pour priorité d’aider les rizicultrices sénégalaises à accroître leur productivité, indique Serigne Bamba Mbacké Diop, directeur général adjoint de Baobab Sénégal. Le volume des prêts accordés aux agricultrices a augmenté de 54 % de 2021 à 2023. Les programmes de formation et d’accompagnement des exploitantes ont pour objectif de « renforcer leur autonomie financière ». Il s'agit notamment de les former aux techniques de production respectueuses de l’environnement, de les aider à contracter des produits d’assurance adaptés aux différents types de cultures et aux réalités climatiques, et de leur rendre plus facile l'accès non seulement au financement, mais aussi à la terre.
Un rapport publié par IFC et la Banque mondiale montre que le secteur privé est la principale source potentielle de création d’emplois et de revenus pour les Sénégalaises. Si les entrepreneurs hommes au Sénégal se heurtent à de considérables difficultés d’accès au financement, cet « accès est encore plus limité » pour les micro, petites et moyennes entreprises dirigées par des femmes ou implantées en milieu rural.
En effet, « les difficultés d’accès à la terre et au financement représentent des obstacles structurels majeurs pour les agricultrices », selon Elena Ruiz Abril, conseillère régionale d’ONU Femmes pour l’autonomisation économique des femmes en Afrique de l’Ouest et centrale. L’accès limité aux ressources financières entraîne une productivité moindre. Par exemple, faute de moyens pour acquérir du matériel ou louer des tracteurs, les femmes se trouvent souvent confinées à une agriculture de subsistance.
L'État intervient lui aussi pour faciliter l’utilisation d’équipements modernes par les femmes. Depuis 2015, la loi stipule que lors de l’acquisition d’équipements par l’État et notamment par le ministère de l’Agriculture, 30 % de ces matériels doivent systématiquement être réservés aux femmes, précise Waly Diouf, coordonnateur du Programme d’autosuffisance en riz. En facilitant l’accès à des équipements modernes, « nous aidons les agricultrices à éviter les pertes de récoltes, à se libérer du temps pour d’autres activités économiques et à prendre soin d’elles-mêmes », ajoute-t-il.
« Tout le monde est égal face la terre. Mais ce n’est pas toujours le cas dans la pratique. » Korka Diaw
Cultiver la durabilité
Au-delà des financements, la priorité de Ndobou Sene Fall et d'Aby Diop est de rechercher des informations et des formations sur les techniques et intrants (des semences ou des engrais, par exemple) adaptés au changement climatique. Korka Diaw se souvient de la difficulté extrême à trouver de telles ressources à ses débuts. « Tout le monde est égal face à la terre, déclare-t-elle, mais ce n'est pas toujours le cas dans la pratique. »
Comme les agricultrices sont habituellement laissées-pour-compte et sous-financées au Sénégal, elles doivent s'entraider, estime Korka Diaw. C’est pourquoi elle a fondé il y a dix ans le REFAN (Réseau des femmes agricultrices du Nord du Sénégal), qui aide les exploitantes à bénéficier de financements, de formations aux techniques d’adaptation au changement climatique et d'informations sur les nouveautés dans le domaine agricole. (Comme son nom ne l'indique pas, le REFAN couvre l'ensemble du territoire ; en outre, environ 30 % de ses adhérentes travaillent dans le petit commerce ou la pêche.)
Une étude montre que l'échange d’informations et la formation destinée aux agricultrices en matière de nouvelles technologies sont un facteur majeur de la transition vers une agriculture durable. L’un des principaux objectifs de Korka Diaw pour le REFAN est de fournir ce genre de ressources. « Quand j'ai commencé dans l'agriculture, il n’y avait pas d’organisation comme le REFAN », raconte Korka Diaw. « Je veux que les autres femmes aient la vie plus facile que moi. »
Elle se souvient de ses débuts peu prometteurs en 1991, lorsqu’elle s’est lancée avec 10 000 francs CFA (environ 15 dollars) en poche : « J’étais commerçante, mais en me renseignant, j'ai découvert les possibilités qu'offrait la riziculture. J’ai emprunté un terrain de 400 m2, que j'ai cultivé pour ma famille. J’ai dû faire d'importantes dépenses d'irrigation et il n'y avait personne pour me former. »
Cependant, elle avait « une qualité ignorée de tous : la ténacité ». Grâce aux formations et au soutien financier procurés par des organismes de développement et par le secteur privé, Korka Diaw a accru son activité en achetant progressivement des exploitations plus grandes. Aujourd’hui, ses 40 employés cultivent 150 hectares de riz et 20 hectares de fruits et légumes. Son entreprise, Korka Rice, gère toute la chaîne de valeur, de la culture à la commercialisation en passant par la récolte, la transformation et l’entreposage. La technologie a joué un rôle important dans son expansion car, concernant l’impact du changement climatique, « nous ne savons pas à quoi nous attendre, ajoute Korka Diaw. Nous semons dans l’incertitude. »
Dans le climat d'incertitude actuel, le REFAN crée des conditions d'exercice plus favorables pour ses 16 000 adhérentes. Ainsi, le réseau négocie des achats groupés de semences et autres intrants de bonne qualité. Il encourage l'acquisition de notions financières. Il dispense des formations et diffuse des informations en matière de techniques agricoles, d'informatique, d’assurance et de gestion. Ces actions bénéficient du soutien d'AgriFED, programme phare d’ONU Femmes sur l’autonomisation économique des femmes via une agriculture climato-résiliente.
Toutes deux membres du REFAN, Ndobou Sene Fall et Aby Diop envisagent de suivre la formation à l’utilisation des drones, proposée par le réseau. « Nous accueillons avec intérêt tout ce qui fait progresser notre activité », déclare Ndobou Sene Fall, pour qui l’autosuffisance est non seulement un objectif national, mais aussi une aspiration personnelle.
Dans cette optique, elle sait exactement ce qu’elle ferait avec davantage de financement et de soutien. Tout d'abord, elle achèterait son terrain ainsi que les machines nécessaires à son exploitation, au lieu des louer à l’heure, ce qui limite sa productivité.
« Je veux pouvoir transmettre cela à mes enfants », dit-elle en examinant de longues rangées de semis qui semblent rejoindre l’horizon. « Voilà mon ambition : leur transmettre quelque chose qui ait de la valeur. »
Source : https://www.ifc.org/fr/stories/2024/meet-women-sowing-senegals-future?CID=IFC_TT_IFC_FR_EXT